Onodera Yuki : pour une éthique photographique

Michael Lucken


Le caractère original, énigmatique, surréel de l’œuvre d’Onodera Yuki a souvent été remarqué. Je voudrais insister pour ma part sur sa dimension éthique, sur le fait que la poésie puissante qui se dégage de ses photographies est subordonné à un regard moral sur la technique et les images, que la façon dont elle articule l’éthique et le poétique peut servir de modèle à la création contemporaine.

Une foule irradiée par un soleil noir. Dans sa série How to Make a Pearl (2000-2001), l’artiste a inséré une bille en verre dans la chambre de l’appareil. Lorsqu’elle déclenche l’obturateur, l’appareil ne parvient pas à capter entièrement la scène extérieure et régurgite le reflet de la tumeur qui l’habite. En insérant un élément étranger dans le corps de l’appareil, l’artiste contrevient au programme de la machine. Si la caméra était un texte — et les caméras sont aussi des textes — on parlerait d’interpolation. Cette manière de perturber le processus d’enregistrement photographique se retrouve dans plusieurs autres séries : dans Camera bien sûr, construite à partir de deux objectifs face à face, mais aussi dans The Bee, Roma, Look Out the Window, ainsi que dans ses dernières œuvres (Muybridge’s Twist) où elle assemble des morceaux d’images en des compositions qui dépassent la taille des plus grands tirages. C’est ce qu’Onodera appelle la « contre-photographie » (han-shashin) par laquelle elle se rattache discrètement aux mouvements de contreculture des années 1960.

Ces séries sont peu représentées dans la présente exposition car elles ont déjà été beaucoup montrées. Mais il est important de les mentionner parce qu’elles dessinent la première ligne de fond du travail d’Onodera : le programme de l’appareil doit être mis à l’épreuve. Avant tout « regard » sur les choses, avant la « rencontre » d’un quelconque sujet, le souci de se confronter au programme de l’appareil en le perturbant, en le « défiant », est la condition première de la créativité artistique en photographie. Dès lors, la photographie n’est pas seulement un art de la représentation, elle fournit aussi la trace d’une performance. Elle enjoint le spectateur non seulement à voir et ressentir, mais aussi à comprendre et refaire. Elle propose un certain rapport à la technique, qui passe par l’inquiétude et l’intervention, loin du confort d’emploi et des performances vantés par les fabricants.


En 1993, Onodera a récupéré des habits usagés réunis par Boltanski pour son installation Dispersion. Puis elle les a suspendus et photographiés, donnant naissance à une de ses séries les plus connues, Portrait of Second-hand Clothes. Là où Boltanski entasse des dépouilles informes en une sorte de requiem de la société humaine, Onodera les relève une à une, non pas pour leur « redonner vie », mais par attention pour ce qu’elles symbolisent : un ancien propriétaire, un corps générique, une certaine culture du vêtement. Ce souci de remettre les images « sur les pieds » est constant dans l’œuvre de l’artiste. Là où la publicité et la société de consommation les abaissent, elle les redresse. Dans les séries Transvest et PNI, les mannequins coupés dans les journaux ne sont plus des supports commerciaux, mais la forme humaine d’une ouverture vers la complexité ; dans Eleventh Finger, la photo volée rachète son effraction originaire par un travail de découpe d’une infinie précision ; dans Watch Your Joints!, les gestes fugaces et vains des footballeurs à la télévision acquièrent une forme de grâce.

Un mot japonais évoque l’action de relever les images : mitate. Dans son acception contemporaine, un mitate désigne une œuvre qui fait référence à une autre, souvent de façon parodique. Ce n’est pas ce dont il s’agit ici. Dans son sens premier, le verbe mitateru veut dire « regarder » (mi-) et « lever » quelque chose (tateru). C’est-à-dire choisir ou, plus précisément encore, ériger en modèle. Sous cet angle, réaliser un mitate implique la reconnaissance du caractère relatif de l’art. On ne crée rien ex nihilo et, plutôt que de faire semblant, mieux vaut mettre en avant les images que l’on a repérées, les croiser et les enrichir, les magnifier et les transformer. Il y a chez Onodera une connaissance pratique de la beauté des formes, qui s’oppose aux approches idéalisantes de l’art. Rien de cynique. Au contraire, le choix de restaurer le regard humain dans une vigilance éclairée. C’est la raison pour laquelle il n’y a nulle trace dans son œuvre d’une japonité préconçue et artificielle, mais un souci du détail et de la finition qui s’inscrit dans l’histoire réelle des pratiques artistiques de l’Archipel.

Éthique de l’action et éthique des formes. Refus des postures grandiloquentes et des traditions idéalisées. Ce double mouvement, l’un positif, l’autre négatif, ouvre l’étroit chemin d’une poésie moderniste, à la fois critique et non violente, rédemptrice et inspirante. L’évolution récente de l’œuvre d’Onodera vers une forme de cubisme photographique suggère qu’il s’agit là d’un mouvement en partie conscient. Sans doute est-ce aussi le reflet d’un positionnement politique à une époque où le monde, et l’Asie de l’est en particulier, voient de nouveau poindre la montée des nationalismes et le spectre de la guerre.


Texte : Michael Luken
Catalogue de l‘exposition, Yuki Onodera, Pierre-Yves Caër Gallery, Paris, 2017.

 

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